John Laughland est un universitaire britannique spécialisé en géopolitique et philosophie politique. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages traduits en sept langues.

«L'industrie de l'ingérence» américaine, ou comment s'assurer de la bonne orientation de pays tiers

«L'industrie de l'ingérence» américaine, ou comment s'assurer de la bonne orientation de pays tiers © Konstantin Chernichkin Source: Reuters
Les barricades au centre de Kiev, Ukraine, lors des démonstrations en 2014
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Le mythe de l'ingérence russe semble être une manœuvre pour détourner l'attention de la traditionnelle tactique américaine du changement de régime ou même d'ingérence dans les politiques de pays comme la France, explique l'historien John Laughland.

La révélation par Wikileaks selon laquelle les élections présidentielles françaises de 2012 avaient été espionnées par la CIA n'en est pas une. C'est sans doute à cause de cela qu'elle a été si peu commentée par la presse française. Elle a fait beaucoup moins de vagues que la révélation, en 2015, que le portable personnel du chancelier allemand, Angela Merkel, avait été mis sur écoute, toujours par les services américains.

La révélation n'en était pas une pour deux raisons. D'abord parce que, depuis Edward Snowden, nous savons à quel point les services de renseignement américains espionnent non seulement leurs propres alliés mais aussi leurs propres citoyens. Mais surtout parce que la révélation ne concernait que le recueil d'informations. Or, tout gouvernement essaie de se renseigner sur les évolutions politiques possibles dans d'autres pays, et a fortiori dans un pays allié important comme la France. Il est donc tout à fait naturel que les services de renseignement américains écrivent des rapports sur les résultats probables ou possibles des élections présidentielles en France.

Les agents de la CIA ont écrit ce que n'importe quel observateur intelligent de la scène politique française aurait pu écrire. La CIA aurait pu obtenir ses informations en achetant un journal

La seule chose frappante dans le document publié par plusieurs médias européens est la grande médiocrité des informations recueillies. Les agents de la CIA ont écrit ce que n'importe quel observateur intelligent de la scène politique française aurait pu écrire. La CIA aurait pu obtenir ses informations en achetant un journal. Quand les barbouzes américains informaient leurs patrons à Washington que Nicolas Sarkozy risquait de perdre les élections, ils ne disaient pas autre chose de ce que j'avais moi-même écrit le 16 avril 2011 dans l'hebdomadaire britannique, The Spectator.

Cette révélation a néanmoins suscité une certaine indignation en Russie, qui est accusée de s'être immiscée dans les élections présidentielles américaines de 2016. Mais il ne fallait pas une information anodine sur la France en 2012 pour répondre à cette accusation. Depuis plusieurs décennies, les services américains pratiquent une ingérence flagrante dans les élections de pays tiers, qui va bien au-delà de ce qu'ils ont fait en France. Membre pendant une dizaine d'années d'une petite ONG qui observait les élections dans les pays ex-communistes, je peux témoigner de cas d'ingérence outrancière, pratiquée par les Américains comme par leurs alliés européens, qui sont tellement nombreux qu'il est difficile de les énumérer tous.

Dans le meilleur des mondes post-communiste les gens ont obtenu le droit de choisir leur orientation sexuelle, on ne leur a pas consenti le droit de choisir une orientation politique autre que «l'intégration euro-atlantique»

En effet, dès l'effondrement du Pacte de Varsovie et de l'Union soviétique, une véritable industrie d'ingérence a été créée, notamment par les Américains, pour s'assurer que la liberté retrouvée des anciens satellites de Moscou soit utilisée pour faire les «bons» choix, surtout en matière politique étrangère. Un archipel d'ONG a été créé, dont beaucoup dépendaient de Georges Soros et de sa Fondation pour la Société ouverte, mais dont d'autres étaient financées par la National Endowment for Democracy par l'intermédiaire de leurs deux antennes, l'International Republican Institute et le National Democratic Institute. Car si dans le meilleur des mondes post-communiste les gens ont obtenu le droit de choisir leur orientation sexuelle, on ne leur a pas pour autant consenti le droit de choisir une orientation politique autre que celle de ce que les Européens de l'Est appellent, à juste titre, «l'intégration euro-atlantique».

Je me souviens, par exemple, d'avoir interrogé le patron d'une ONG ukrainienne, le Comité des Electeurs ukrainiens, pendant la révolution orange de 2004, sur ses sources de financement. Il m'a avoué sans vergogne aucune que la totalité de son financement venait de Washington et que pas un seul centime n'était versé par aucun électeur ukrainien. Son organisation militait, bien évidemment, pour une orientation géopolitique pro-américaine et anti-russe de son pays. Pour prouver son allégeance, ce jeune homme avait mis fièrement sur son bureau des photos le montrant en train de serrer la main à Madeleine Albright, l'ancien secrétaire d'Etat. 

Le même phénomène pouvait être observé en Géorgie au moment de la «révolution des roses» de 2004, en Serbie pendant la révolution contre Slobodan Milosevic en octobre 2000, en Biélorussie pendant les diverses tentatives de renverser Alexandre Loukachenko, en Slovaquie pendant que Vladimir Meciar était premier ministre, et j'en passe. Pour les opérations de changement de régime, des pratiques étaient utilisées qui avaient été perfectionnées en Serbie en 2000 et qu'ensuite les techniciens serbes d'Otpor exportaient dans d'autres pays ciblés. Cette exportation de l'expertise révolutionnaire explique pourquoi le logo de mouvements comme Otpor, Kmara (Géorgie), Pora (Ukraine) étaient tous les mêmes. Ce qu'il faut bien appeler «la technique d'un coup d'état» était tellement bien rôdée qu'un documentaire a été tourné sur le principal théoricien de celle-ci, l'Américain Gene Sharp, dont le titre dit tout : «Comment faire démarrer une révolution».

Ignorer cette «technique d'un coup d'état» et son déploiement partout en Europe de l'Est dans la foulée de la chute du communisme, c'est ne pas comprendre la réalité du printemps arabe

Ignorer cette technique et son déploiement partout en Europe de l'Est dans la foulée de la chute du communisme - tout comme, d'ailleurs, elle avait été déployée en Amérique latine pendant la Guerre froide et même en Iran en 1953 - c'est ne pas comprendre la réalité du printemps arabe et donc celle de la Syrie aujourd'hui. Car, comme l'explique très clairement ce documentaire plutôt louangeur de Gene Sharp dans ses toutes premières minutes (surtout à 00:50 - 01:00), les pratiques perfectionnées en Europe de l'Est ont été appliquées au monde arabe à partir de 2011, et notamment en Syrie. Il faut noter d'emblée que Gene Sharp a beau se vanter d'avoir formulé des tactiques de résistance non-violente, mais que ses techniques passent très vite à la violence quand il le faut, comme cela fut le cas en Serbie en 2000 et, bien sûr, pendant le printemps arabe. Autrement dit, cette théorie de la résistance non-violente a, en réalité, mis le Moyen-Orient à feu et à sang, tout comme l'Ukraine.

Désormais ce sont les dirigeants occidentaux, et non plus les Russes, qui croient en la révolution

La littérature qui traite de ce phénomène est plutôt ample, en anglais, en français et en russe. Le soutien inconditionnel accordé à ces différents mouvements dits de soulèvement populaires contre des régimes dictatoriaux en dit long sur le transfert de l'idéologie révolutionnaire de l'Est à l'Ouest suite à la chute du communisme soviétique. Désormais ce sont les dirigeants occidentaux, et non plus les Russes, qui croient en la révolution, à l'instar de la toute première révolution téléguidée dont au moins une partie fut financée et encouragée par des puissances occidentales, celle dont nous commémorons cette année le triste centenaire.

Du même auteur : Première rencontre des chefs de la diplomatie USA-Russie : vers un nouvel ordre mondial ?

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