Le «livret laïcité» fut distribué le 19 octobre aux enseignants dans les établissements scolaires et a immédiatement suscité une vive polémique. RT France s'est entretenu avec le physicien et essayiste, Jean Bricmont.
RT France : Le « Livret laïcité » a été qualifié d’un « pas vers l’obscurantisme » par des personnes de droite comme de la gauche. Est-ce que, à votre avis, le « livret laïcité » est une « injonction au silence », comme l’estime Marianne ?
Jean Bricmont : Je n'ai pas lu tout le livret et je ne peux pas me prononcer là-dessus. En général, je pense que, dès que l'on parle de laïcité en France, les réactions sont souvent émotionnelles et excessives, y compris chez les laïcs. Je n'ai jamais compris le problème que posait le port du voile à l'école; l'agitation sur cette question s'étend aujourd'hui aux gens travaillant dans les crèches ou aux accompagnatrices scolaires; à mon sens, il y a là beaucoup de bruit pour rien.
Mais j'ai réagi face à l'extrait suivant du livret: «Il faut pouvoir [pour les enseignants] éviter la confrontation ou la comparaison du discours religieux et du savoir scientifique. Dans les disciplines scientifiques (SVT, physique-chimie, etc.), il est essentiel de refuser d’établir une supériorité de l’un sur l’autre comme de les mettre à égalité.»
Tout d'abord, la dernière phrase a un côté un peu « postmoderne », en ce sens qu'elle semble contradictoire: si deux choses ne sont pas égales, l'une doit être supérieure à l'autre. Je suppose que ceux qui l'ont écrite répondraient que religion et science portent sur des domaines ou des ordres ou des types de savoir différents.
Mais c'est cela qui soulève une question conceptuelle intéressante: traditionnellement, la science et les religions affirmaient des choses différentes concernant le monde (et, dans les deux cas, concernant le même monde): l'exemple du récit de la création biblique et de l'évolution est le plus connu. Mais le récit biblique était pris à la lettre, pas comme une métaphore ou comme un « récit » qui « nous fait plaisir » ou qui « donne du sens ». D'ailleurs, ceux qui critiquaient ce récit pouvaient être sévèrement punis.
Avec le progrès des sciences, le discours religieux, au moins chez les chrétiens en Europe, a pris de moins en moins à la lettre les textes « sacrés ». C'est ainsi qu'est née l'idée de la « séparation des domaines », la science étant supposée s'occuper uniquement de faits et les religions de sens ou de valeurs. Mais ce n'était pas le cas dans le passé ni dans la plupart des religions actuelles et c'est d'ailleurs assez incohérent: si les religieux se sont trompés sur toute la ligne en ce qui concerne les faits (comme les chrétiens modernes semblent l'admettre), pourquoi devrait-on les croire en ce qui concerne les valeurs ou le « sens »?
RT France : Peut-on parler de la supériorité du discours scientifique par rapport aux mythes religieux ?
Jean Bricmont : On dit souvent en sciences que la théorie d'Einstein est supérieure à celle de Newton, ou que celle de Darwin est supérieure à celle de Lamarck ou de Cuvier, parce qu'elles donnent une vision du monde plus proche de la vérité. Pourquoi ne peut-on pas parler de supériorité du discours scientifique par rapport aux mythes religieux, si on compare évolution et créationnisme par exemple?
Le plus comique c'est que les religieux (au moins ceux qui adhèrent à une lecture littérale des textes sacrés), eux, n'ont aucun doute sur la supériorité de leur discours.
RT France : Le concept de laïcité est-il relatif? Se limite-t-il au politiquement correct?
Jean Bricmont : La laïcité signifie normalement la séparation entre la religion et l'Etat. Mais, comme les religions ne sont pas les seules sources d'irrationnel et d'arbitraire dans la sphère publique, elle devrait aussi impliquer la séparation entre l'Etat et tout ce qui est idéologique, en particulier les «identités», les «mémoires» ou les «sentiments d'appartenance». Mais ce n'est pas du tout ce qui se passe aujourd'hui, où certaines mémoires sont sacralisées et où les «identités», et les croyances qui sont supposées y être liées, doivent être «respectées». C'est d'ailleurs probablement la motivation derrière l'extrait du livret laïcité mentionné plus haut: il faut enseigner la science, mais en faisant en sorte qu'elle ne heurte pas les croyances, ce qui est impossible, à moins d'adopter la vue chrétienne moderne de la séparation des domaines, vue qui est très minoritaire parmi les croyants à l'échelle mondiale.
RT France : Christine Boutin défend un concept religieux. Pourquoi est-elle poursuivie ?
Jean Bricmont : Si je comprends bien, elle est poursuivie pour avoir dit que l'homosexualité était une abomination et un péché. Pour autant que je sache, l'idée que l'homosexualité est un péché constitue la doctrine de l'Eglise catholique, dont fait partie Mme Boutin, et cette doctrine et partagée par des centaines de millions de gens dans le monde. C'est une pure folie, à mon sens, de criminaliser ce genre d'opinions.
Mais il y a une certaine cohérence si on peut dire dans cette folie et qui est liée à l'idée de respect des croyances. En effet, on est supposé les respecter, mais uniquement si celles-ci sont tolérantes les unes des autres, ou vis-à-vis de pratiques comme l'homosexualité.
Le passage cité du livret laïcité ainsi que les poursuites contre Madame Boutin sont deux faces d'une même destruction de la raison
Bien sûr, c'est très bien si tout le monde tolère tout le monde. Mais ce n'est possible que si les croyances sont affaiblies par la critique rationnelle, comme elles l'ont été ces derniers siècles en Europe. Si les croyances sont prises au sérieux, elles peuvent difficilement se tolérer, vu qu'elles se contredisent mutuellement, et elles condamnent toutes beaucoup de pratiques sexuelles, en particulier l'homosexualité.
Le passage cité du livret laïcité ainsi que les poursuites contre Madame Boutin sont deux faces d'une même destruction de la raison: la vérité, en particulier la vérité scientifique, est sommée de ne pas heurter les croyances, ce qui est impossible si on prend au sérieux à la fois la science et les religions, mais quand les croyances se montrent « intolérantes », on appelle la police. C'est ignorer le fait que seule la mise en question des certitudes religieuses peut mener à la tolérance.
L'enseignement actuel ne vise à produire ni des têtes bien pleines, ni des têtes bien faites
C'est la même chose concernant l'agitation autour du voile: on réprime des pratiques, jugées « régressives », mais on respecte les croyances qui encouragent ces pratiques, ce qui est parfaitement incohérent.
L'enseignement actuel ne vise à produire ni des têtes bien pleines, ni des têtes bien faites, mais des bons citoyens qui n'ont pas de mauvaises pensées, racistes, homophobes, sexistes ou antisémites. Dans le temps, ce but était atteint en encourageant la réflexion rationnelle, mais si des notions comme vérité et objectivité doivent s'effacer devant le « respect des croyances », alors effectivement il ne restera plus que la maréchaussée pour faire régner la paix civile.
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