Le déficit commercial de la France a atteint 9 milliards d’euros en novembre 2021. Un record mensuel qui pourrait bien s’accompagner d’un record annuel à l’issue de l'exercice. L'économiste Jacques Sapir livre pour RT France son analyse.
La France a connu un déficit commercial (pour l’ensemble des biens et services) de 9 milliards d’euros au mois de novembre 2021 selon l’INSEE. Ce très mauvais chiffre ne constitue ni un accident ni une exception. Il traduit l’érosion rapide de la compétitivité du pays depuis la mise en œuvre de l’Euro et son corolaire, la désindustrialisation accélérée que nous connaissons, et qui alimente le sentiment partagé par de nombreux Français d’un déclassement économiques de notre pays.
Ce mauvais chiffre survient alors que l’économie récupère lentement de la crise sanitaire engendrée par la Covis-19/ On pourrait croire, voire espérer, qu’il pourrait donc n’être que transitoire. Il n’en est hélas rien.
La balance commerciale de la France se dégrade régulièrement depuis 2005, ainsi que le montrent les statistiques de l’INSEE.
Ces chiffres sont inquiétants. Ils indiquent la présence d’une tendance lourde qui voit la balance commerciale globale (biens et services) du pays se dégrader après 14 années de solde positif. Si l’on considère maintenant le solde de la balance pour les biens seuls, on constate une évolution parallèle.
Le mouvement s’amorce un peu plus rapidement, dès 2004-2005, mais la tendance est absolument la même que pour l’ensemble de la balance commerciale. Cela démontre que la balance des services s’est révélée incapable de compenser le déficit enregistré pour les échanges de biens.
Que ce passe-t-il donc ?
La France perd rapidement son industrie. Aujourd’hui l’industrie ne représente que 13,6% du PIB. Cela représente 2 points de moins que l’Espagne, cinq de moins que l’Italie mais surtout onze de moins que l’Allemagne. D’après le Haut-Commissariat au Plan, c’est le fruit du passage d’une économie de production à une économie de consommation. Telle est la conclusion d’une étude publiée en décembre dernier et que François Bayrou, le Haut-Commissaire, est allé présenter devant une commission du Sénat le 6 janvier. Ce rapport affirme, entre autre : «La crise de notre appareil productif est un des éléments centraux de l’inquiétude que beaucoup de nos compatriotes nourrissent pour l’avenir de notre pays» (HCP, Reconquête de l’appareil productif : la bataille du commerce extérieur, Paris, décembre 2021, rapport n° 10, p. 3.)
Lors de cette présentation, il a eu des mots très durs quant à la politique économique des 20 dernières années. Il a affirmé : «Nous nous sommes gravement trompés». En effet, le rapport «Reconquête de l’appareil productif : la bataille du commerce extérieur» souligne la place centrale de la crise de l’appareil productif français, qui résulte de choix idéologiques ayant déclassé notre pays : le choix des services contre l’industrie. François Bayrou affirme qu’une «conscience publique» doit se forger autour du «projet de reconquête» et de l’affirmation d’un patriotisme économique. On a envie de dire : «Courbe-toi fier Sicambre, brûle ce que tu as adoré et adore ce que tu as brûlé.» Car Bayrou, comme l’ensemble de la classe politique française, de Chirac à Sarkozy, de Hollande à Macron, a communié dans cette croyance que la France pouvait vivre sans industrie. Or, la simple comparaison de l’excédent commercial de l’Allemagne (200 à 250 milliards soit entre 6,5% et 8% du PIB) avec le déficit français (75 à 90 milliards d’euros) met en évidence les conséquences d’une stratégie de désindustrialisation néfaste. De plus, produire près de chez soi fait baisser l’empreinte carbone en réduisant le transport et l’industrie propose des rémunérations plus élevées, en moyenne, que dans les services.
Quelles ont été les causes de cette catastrophe ?
On peut déjà en exclure deux. Ce n’est pas la hausse des matières premières qui plombe notre commerce extérieur car les prix ont été très faibles de 2014 au début de 2017 et cela n’a engendré nulle amélioration de la balance commerciale. Ce n’est pas, non plus, le passage au 35 heures, effectif de 1997 à 2000, et qui n’a pas eu d’impact sur l’excédent de l’époque de la balance commerciale.
Reste alors une cause évidente, l’introduction de l’euro qui, en bloquant les parités de change à leur niveau de 1999 a progressivement contribué à détruire la compétitivité de l’économie française. C’est ce que disent les divers External Sector Report que le FMI publie chaque année. Dans ces rapports, le FMI recalcule le taux de change réel (REER) pour chaque économie et mesure la différence entre ce dernier et le taux de change nominal. Il en déduit quels sont les pays qui sont dans une situation de surévaluation ou de sous-évaluation de leur monnaie.
Très clairement, la France est aujourd’hui surévaluée d’environ 8% alors que l’Allemagne est sous-évaluée de -9,2% en moyenne (IMF, External sector report, International Monetary Fund, Washington DC, 2021.). L’écart entre nos deux pays est donc de 17,2% en moyenne, avec un écart maximal pouvant aller à 24%. Il ne faut pas aller chercher plus loin les raisons de l’écart de performances entre nos deux pays, ni inventer on ne sait quelle qualité aux travailleurs allemands qui expliquerait cet excédent commercial massif, et l’on pourrait même dire monstrueux, que l’Allemagne connaît. L’édition de 2021 de l’External Sector Report signale que si la situation s’est un peu améliorée en 2019 (l’écart était pire en 2017-18), l’économie française reste massivement surévaluée et que la France a perdu environ 1/3 de ses marchés d’export (IMF, External sector report (International Monetary Fund). Washington DC, 2021.).
Même si la classe politique affirme aujourd’hui avoir pris conscience du problème, et l’aveu public de François Bayrou en est la confirmation, même si désormais on ne parle que de « relocalisation » des activités et l’on imagine des projets de ré-industrialisation, on ne voit nulle part de remise en cause de ce qui cause la perte de la compétitivité de l’économie française : l’euro.
Tant que l’on ne remettra pas ce dernier en cause l’euro, tant que la France n’aura pas retrouvé sa souveraineté monétaire, tous ces beaux discours resteront ce qu’ils sont : des discours, et plus précisément des miroirs aux alouettes pour attirer l’électeur en période électorale.
Bruno Le Maire peut ainsi en toute quiétude oublier ces mauvais résultats de novembre dernier et continuer à vanter le bilan économique d’Emmanuel Macron.
Jacques Sapir