Pour le juriste Franck Pallet, le projet d'inscription du droit à l'IVG dans la Constitution s'inspire des Etats-Unis, où le système juridique est tout autre. En outre, il pourrait s'agir d'un combat visant à esquiver des débats plus essentiels.
L’Arrêt Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization rendu par la Cour suprême le 24 juin 2022 annulant l’Arrêt Roe v. Wadedu 22 janvier 1973 qui avait consacré le droit à l’avortement comme un droit constitutionnel a été un coup de tonnerre retentissant pour une majorité d’Américains et a suscité bien des inquiétudes, outre-Atlantique, notamment en France. C’était précisément cette même Cour suprême qui avait pourtant considéré que le droit au respect de la vie privée s’appliquait à l’avortement.
Ce revirement de la jurisprudence de la Cour suprême n’en était pas moins prévisible dans la mesure où Donald Trump avait pris soin d’y nommer des juges conservateurs parmi lesquels Amy Coney Barrett, à moins de 40 jours de l’élection présidentielle de novembre 2020. Cela participait d’une stratégie politique qui consistait pour le président sortant à s’assurer le soutien de l’aile droite la plus conservatrice du Parti républicain ainsi que de celui-ci des associations religieuses les plus orthodoxes qui militaient depuis des décennies pour la suppression de l’avortement.
A la suite de cette décision de la Cour suprême, plusieurs parlementaires français ont annoncé vouloir constitutionnaliser le droit à l’avortement face au risque que ce droit soit remis en cause dans l’hypothèse où Marine Le Pen ou tout autre candidat d’extrême droite serait élu président de la République et obtiendrait une majorité parlementaire pour gouverner.
C’est ainsi qu’à l’Assemblée nationale, l’actuelle présidente du Groupe La France insoumise, Mathilde Panot, a déposé un texte dans ce sens, suivie par celle du Groupe Renaissance Aurore Bergé. Si la proposition de loi constitutionnelle de la députée Mathilde Panot a été adoptée le 24 novembre 2022 avec 337 voix pour et 32 voix contre, le Sénat est pour sa part opposé à la constitutionnalisation de ce droit, notamment par l’insertion dans la Constitution de l’article 66-2 ainsi libellé : «Nul ne peut être privé du droit à l’interruption volontaire de grossesse», la majorité de droite au Sénat craignant, en effet, de voir consacrer en France, dans le sillage du droit à l’IVG, une avalanche de droits sociaux au niveau constitutionnel.
D’aucuns pourraient même considérer que cela pourrait s’étendre au mariage pour tous, à la PMA et/ou la GPA et qu’il n’est nul besoin de l’inscrire dans la Constitution dans la mesure la législation actuelle sur le droit à l’avortement a très peu de chance d’être remise en cause, contrairement à ce qu’il s’est produit aux Etats-Unis.
L’histoire culturelle, juridique et politique des deux pays sont à cet égard fort différentes.
Par-delà ces gesticulations politiciennes, les craintes ressenties par les parlementaires face au risque d’une possible abrogation de la Loi IVG de 1975 sont sans nul doute excessives.
En effet, le système juridique des Etats Unis fondé sur la common law ne saurait être confondu sinon même comparé à notre système juridique romano germanique largement plus normatif.
les craintes ressenties par les parlementaires face au risque d’une possible abrogation de la Loi IVG de 1975 sont sans nul doute excessives
A l’instar du droit britannique, il convient de rappeler que le droit américain repose sur la règle du precedent qui veut que les arrêts des juridictions supérieures font jurisprudence et que les principes généraux du droit qui en émanent sont des règles prétoriennes obligatoires pour toutes les juridictions inférieures. Alors qu’en France, les juridictions judiciaires et administratives appliquent en premier lieu la Loi, se réfèrent le cas échéant à la jurisprudence et veillent à leur conformité avec le droit conventionnel (Convention européenne des droits de l’Homme) et les traités internationaux lorsqu’il y a notamment réciprocité (Article 55 de la Constitution).
Il est vrai qu’en dépit d’une certaine stabilité juridique que l’on a pu percevoir dans les décisions judiciaires américaines, un revirement de jurisprudence peut toujours survenir et comme la règle du précédent a force de loi dans le système de la common law, la nouvelle jurisprudence doit s’appliquer obligatoirement, a fortiori lorsqu’elle émane de la Cour suprême fédérale.
En France, il convient de rappeler que c’est au législateur de modifier ou d’abroger une loi, non aux juridictions de l’ordre judiciaire et administratif qui doivent quant à elles veiller à sa bonne application, sous réserve toutefois des cas d’espèce qui sont soumis à leur appréciation et qui appellent parfois des solutions différentes, ce qui peut également donner lieu à des revirements de jurisprudence, et, partant, poser des difficultés de sécurité juridique pour le justiciable.
Comme le disait Aristote (Politique IV), «le bon législateur doit s’attacher à la fois à la Constitution la plus valable absolument et à celle qui est la meilleure étant donné la situation».
De même, on ne saurait légiférer dans l’immédiateté face à l’émotion suscitée par un événement. Il faut prendre le temps du débat et bien mesurer les avantages et inconvénients d’une modification de la loi ou l’opportunité d’entreprendre une révision de la constitution.
En effet, au gré des régimes politiques mis en place depuis la Ire République en septembre 1792, notre pays aura connu pas moins de 14 constitutions et 24 révisions constitutionnelles sous la Ve République depuis 1958, ce qui contraste fortement avec la Constitution des Etats Unis de 1787 dont la longévité et la stabilité sont notables.
Un droit déjà difficile à remettre en cause, tant juridiquement que politiquement
Par-delà ces rappels juridiques, on peut véritablement se demander si cette proposition de loi constitutionnelle répond à une nécessité impérieuse, en l’état de la situation économique et sociale actuelle, à l’instar d’une autre proposition de loi, cette fois, ordinaire interdisant les corridas sur l’ensemble du territoire français, depuis lors retiré par son auteur, face à l’opposition de certains élus des territoires concernés, et au regard des traditions séculaires des régions dans lesquelles elles sont organisées.
N’est-ce pas là une manière d’esquiver d’autres débats plus essentiels ainsi que d’autres projets de réforme répondant davantage aux préoccupations des Français, dès lors que le droit à l’avortement est un droit qu’il est difficile de remettre en cause tant juridiquement que politiquement puisqu’il est le corollaire du droit au respect à la vie privée qui est protégé par la Constitution et consacré dans la Convention européenne des droits de l’Homme, notamment en son article 8 qui s’applique aux Etats signataires ?
Sauf à ce que le gouvernement s’empare de cette question et reprenne à son actif cette proposition de loi constitutionnelle, celle-ci a peu de chance, en l’état, d’être adoptée en termes identiques par les deux assemblées, condition sine qua non avant qu’elle ne soit soumise au peuple français par référendum.
Une question de société quasi-consensuelle
Même si le droit à l’avortement est une question de société importante, notamment pour la liberté des femmes de disposer librement de leur corps, ce que nul ne contestera, hormis une infime minorité issue de la droite la plus conservatrice, le législateur serait sans doute mieux inspiré de débattre sur des projets ou propositions de loi davantage en concordance avec les défis actuels, comme la transition écologique, son mode de financement, une réforme en profondeur de la fiscalité dans le sens d’une plus grande équité ainsi qu’une réforme de l’organisation administrative territoriale jugée beaucoup trop complexe.
Le législateur serait sans doute mieux inspiré de débattre sur des projets ou propositions de loi davantage en concordance avec les défis actuels
Outre la pauvreté des débats à l’Assemblée nationale, cela donne plus généralement le sentiment que le travail parlementaire est en décalage avec la société civile, et, qu’au final, les préoccupations premières des Français, à savoir la protection du pouvoir d’achat, le système de santé, l’emploi, la sécurité, la transition écologique, passent au second plan alors que ce sont des enjeux essentiels auxquels il faut impérativement répondre si l’on veut éviter que les populismes, quelle que soit leur forme, ne triomphent et menacent la pérennité de notre démocratie. Car n’oublions pas que si l’article 89 de la Constitution prévoit en son dernier alinéa que «la forme républicaine du gouvernement ne peut faire l’objet d’une révision», rien n’empêcherait un pouvoir mal intentionné qui viendrait à être élu, d’abolir l’actuelle Constitution, et, partant, de remettre en cause nos libertés fondamentales.
Dans ce cas, la constitutionnalisation du droit à l’avortement et de tout autre droit qui serait considérée comme fondamentale ne serait non seulement d’aucune utilité mais disparaitrait avec l’ensemble du corps de la Constitution de la Ve République.
Rien n’est immuable et fort heureusement le droit a beaucoup évolué de manière concomitante avec les transformations de la société. Est-il encore besoin de modifier sans cesse une Constitution au point d’en faire un texte «fourre-tout» ? Le législateur vote la loi, le Conseil constitutionnel en contrôle la conformité avec la Constitution, le pouvoir judiciaire en assure l’application. C’est précisément ce principe qui doit rester le fondement de toute société démocratique.
Franck Pallet