La récente annonce d’une puissante hausse du budget de la défense suédois, avec une augmentation de 40% sur cinq ans, présente un effort financier digne d’un Etat se préparant à entrer en guerre. Philippe Migault invite à détailler cette évolution.
La récente annonce d’une puissante hausse du budget de la défense suédois, relevée par The Economist, a de quoi frapper les esprits. Avec une augmentation de 40% de ses dépenses militaires sur cinq ans, 8% par exercice jusqu’en 2025, Stockholm semble consentir un effort financier digne d’un Etat se préparant à entrer en guerre. Il faut pourtant relativiser cette mutation à tous points de vue. Du point de vue strictement financier en premier lieu. Du point de vue militaire ensuite.
Moins de 2% du PIB suédois en matière de défense à terme
Sur le plan comptable, le plan de réarmement suédois semble indiquer une volonté politique de forger un instrument militaire puissant tel qu’on n’en a pas vu depuis la guerre froide. Mais c’est une vision en trompe-l’œil. Car il y a longtemps que les autorités suédoises affichent une posture martiale tout en se contentant d’efforts limités. A l’automne 2019, déjà, l’annonce d’un plan d’investissement de deux milliards de dollars supplémentaires entre 2022 et 2025, faisait les gros titres. Mais comme la presse spécialisée le soulignait, cela revenait à faire passer le budget de la défense du pays d’un peu plus de 1 point de PIB à 1,5%. Soit 0,5% en dessous des critères minimaux que l’OTAN exige de ses Etats membres. Le nouveau plan de défense est plus ambitieux, avec un accroissement des investissements de 2,6 milliards d’euros sur cinq ans. Il ne suffira pas cependant à atteindre le plancher auquel doivent théoriquement consentir les Etats membres de l’Alliance Atlantique. Certes la Suède fera mieux que le Danemark, à 1,3% en 2019, dépassera la Finlande à 1,5%, rejoindra la Norvège à 1,7%, à moins que ces Etats ne consentent eux aussi à un effort de défense. Mais elle restera en dessous des dépenses de défense de l’Estonie (2,1%), de la Pologne, de la Lituanie et de la Lettonie (2%).
Bref elle continuera à faire figure d’Etat modérément mobilisé parmi les nations qui se prétendent gravement menacées par les velléités agressives russes dans l’espace Baltique. Ce qui n’est pas très surprenant. La Suède, contrairement à ses voisins, consentait déjà un effort de défense inversement proportionnel à l’alarmisme qu’elle affichait au plus fort de la guerre froide : «La lecture de son environnement faite par la Suède est d’autant plus surprenante que les pays voisins firent une lecture inverse : de 1970-1971 à 1988-89, le budget de la défense suédois diminua de 1,5% (en valeur constante), alors que celui du Danemark augmenta de 6%, celui de la Norvège de 25% et celui de la Finlande de 49%. Les voisins de la Suède étaient inquiets de l’évolution de sa défense et prirent des mesures pour compenser ses carences », souligne Nathalie Blanc-Noël, maître de conférences en science politique et fondatrice de la revue Nordiques [1].
8% des Suédois appelés sous les armes, contre 85% des hommes suédois durant la première guerre froide
D’un point de vue militaire, l’effort suédois n’est pas non plus aussi considérable qu’il y paraît. Certes les forces de défense du pays devraient augmenter de 50% en cinq ans, passant d’un total de 60 000 personnels de défense, toutes catégories confondues, à 90 000. Mais cela revient à faire passer de 4 000 à 8 000 seulement le nombre de Suédois effectuant un service militaire chaque année. Soit moins de 8% des Suédois – hommes et femmes – atteignant chaque année l’âge de servir. 85% des hommes étaient appelés sous les armes au plus fort de la guerre froide, alors que la Suède était l’Etat scandinave consentant au plus faible effort de défense… Pas de quoi bousculer le rapport de forces en Baltique donc, qui est déjà largement en faveur de l’OTAN et de l’UE. D’autant que le Suédois de 2020, fan de Greta Thunberg, militant gay-friendly même sous l’uniforme, n’est plus celui de 1980.
Ce qui est évident, en revanche, c’est la volonté suédoise de se ranger parmi les Etats affichant la plus grande défiance vis-à-vis de la Russie. Mais cela non plus n’a rien de nouveau.
Une posture pro-OTAN de plus en plus affirmée de l’Etat-major suédois
En avril 2015, déjà, le ministre de la défense suédois signait avec ses homologues finlandais, norvégien et danois une tribune dans le quotidien norvégien Aftenposten, annonçant leur intention de mieux coopérer militairement face à la résurgence de la menace russe, peu de temps après «la crise ukrainienne et l'annexion de la Crimée par la Russie». Une pure hypocrisie dans la mesure où dès 2009, cinq ans avant les évènements du Maïdan, les Suédois participaient déjà à la création de NORDEFCO (NORdic DEFence COoperation), prétendument afin de réagir à la guerre russo-géorgienne de 2008, conflit dont un rapport de l’UE attribuait clairement le déclenchement à Mikhaïl Saakachvili et à la Géorgie.
Mais qu’importe. Comme le rappelle Alexandre Sheldon-Duplaix, chercheur au sein du service historique de la défense et du très atlantiste European Council on Foreign Relations, les ficelles les plus grosses sont régulièrement recyclées par les Suédois lorsqu’il s’agit de crier au loup et de se rapprocher de l’OTAN : «En octobre 2014, la Suède accuse implicitement Moscou d’être à l’origine d’intrusions sous-marines détectées dans l’archipel de Stockholm. Ces accusations rappellent la peur qui s’était emparée de la nation scandinave en 1981 après qu’un sous-marin soviétique a échoué sur ses côtes, les détections sous-marines se multipliant pendant plus d’une décennie. En 2000 deux anciens ministres, américain de la Défense et britannique de la Marine, ont reconnu que leurs forces ont testé les défenses sous-marines de la Suède avec l’assentiment de certains chefs militaires suédois [2]. En pleine crise ukrainienne, il paraît plausible que des sous-marins russes pénètrent dans les eaux suédoises. Pour autant la capitale est trop éloignée de la mer. A l’été 2016, Stockholm reconnaît que l’engin détecté en octobre 2014 correspond à un "objet suédois". Mais l’effet médiatique joue pleinement et certains y voient une manœuvre du parti pro-OTAN. Si la Suède et la Finlande ne rejoignent pas l’Alliance, elles participent à son sommet de 2016.» [3]
L’annonce de cette hausse du budget de la défense suédois s’inscrit dans une stratégie à deux objectifs menée par une partie des élites politiques et militaires du pays. Le premier objectif est de conditionner les Suédois afin de les convaincre d’intégrer l’OTAN. Dans ce but, le coût croissant de la défense nationale peut être un bon argument afin de convaincre les citoyens de la nécessité de partager le fardeau dans un double cadre, scandinave et atlantique.
Le second est de séduire l’OTAN elle-même. Non pas ses plus fervents partisans, nations nordiques et nord-américaines, qui seraient prêtes à ouvrir les portes au Kazakhstan s’il en faisait la demande. Mais ceux qui, confondant construction européenne et OTAN, voire s’illusionnant à l’image de la France sur un pilier européen de l’Alliance Atlantique allant vers une autonomie accrue, verraient d’un bon œil l’intégration d’un Etat doté d’une solide industrie de défense et prêt à les soulager d’une part du fardeau financier.
La Suède, membre de l’Union européenne, est déjà théoriquement assurée du soutien militaire des 27 en cas d’agression via la clause de défense mutuelle de l’UE, point 7 de l’article 42 du Traité de l’Union européenne. Forte de l’appui d’un ensemble politique de 450 millions d’habitants, dotés du troisième PIB mondial et de forces armées à la pointe de la technologie, elle n’a pas besoin de l’Alliance Atlantique.
Elle n’en recherche pas moins activement l’appui depuis plus d’un quart de siècle. Car l’OTAN n’est pas une simple alliance militaire. Malgré ses vicissitudes et ses incohérences elle est devenue un dogme. Celui d’une communauté de destins avec les Etats-Unis et leur système de valeurs, une communauté dans laquelle on n'est admis à prêter allégeance au suzerain qu’en démontrant son hostilité à tous ceux qui lui déplaisent. A commencer par la Russie.
[1] «La politique suédoise de neutralité active», Economica, 1997, p.272
[2] Sur cette affaire éclairant les méthodes de manipulation des opinions publiques par les Etats-Unis et leurs alliés, le lecteur consultera avec profit le documentaire diffusé par Arte en 2014 : «Le grand bluff de Ronald Reagan».
[3] «Vieillissement et renouvellement des forces navales russes», Alexandre Sheldon-Duplaix, in «L’ambivalence de la puissance russe», Revue de Défense Nationale, Eté 2017, p.111
Les opinions, assertions et points de vue exprimés dans cette section sont le fait de leur auteur et ne peuvent en aucun cas être imputés à RT.