Pour l'historien John Laughland, le scandale médiatico-politique entourant l'affaire Skripal relève de l'hystérie collective. Revenant sur plusieurs cas similaires depuis 2004, il montre comment ce type d'affaire est instrumentalisé.
Quand une campagne de diabolisation est lancée – et de telles campagnes sont extrêmement fréquentes dans les relations internationales depuis la fin de la guerre froide – les accusations pleuvent à une vitesse telle qu'il est impossible de connaître la vérité. Comme l'a dit Mark Twain : «Un mensonge peut faire le tour du monde le temps que la vérité mette ses chaussures.»
Dans la Blitzkrieg de propagande lancé par le gouvernement britannique contre la Russie pour l'empoisonnement de Sergueï Skripal, les commentateurs sont censés informer leurs lecteurs sur des questions obscures et spécialisées comme celle des armes chimiques. Pour la plupart, ils se plient à l'hystérie collective et se présentent comme des experts sur des sujets, tels les «novitchoks», dont ils n'avaient jamais entendu parler avant la semaine dernière.
Mais pourquoi, au lieu de se hasarder sur un terrain que même peu de scientifiques maîtrisent, ne remarquent-ils pas l'incohérence suivante? Le 14 mars, le Premier ministre britannique, Theresa May, a dit à la Chambre des Communes: «La seule explication possible est que l'Etat russe est coupable de la tentative d'assassinat de Sergueï Skripal et de sa fille.» Mais la veille, le patron de la police anti-terroriste de Scotland Yard, le commissaire Neil Basu, avait annoncé à la presse, dans un communiqué officiel, que l'affaire était d'une complexité telle que l'enquête «dure[rait] plusieurs semaines».
Soit le premier ministre a tort de dire que la culpabilité russe est la seule explication possible, soit l'officier de police ment sur la durée de son enquête. La réalité est que personne ne sait qui a empoisonné Skripal, pourquoi ou comment. Personne ne sait, par exemple, comment le poison lui a été administré.
Tout observateur peut aussi remarquer (mais peu l'ont fait à l'époque) que d'autres accusations d'empoisonnement ont été lancées à l'égard de la Russie et qu'elles se sont avérées fausses. En 2004, l'Occident a accusé la Russie de complicité dans l'empoisonnement du candidat pro-occidental aux élections présidentielles ukrainiennes, Viktor Ioutchenko. Or, une fois devenu président, Ioutchenko avait tout l'appareil de l'Etat ukrainien à sa disposition pour mener à bout l'enquête: il n'a rien trouvé et l'affaire est classée. Mais l'hystérie collective déclenchée par la théorie de l'empoisonnement était suffisante pour le faire élire: peu importe, finalement, la vérité quand l'accusation a atteint les objectifs escomptés.
Je dis bien «hystérie collective». Comme je l'ai rappelé dans un article publié sur ce site en janvier 2016, aucun journaliste n'a voulu connaître la vérité sur le supposé empoisonnement de Ioutchenko. Pour cela, il ne fallait pas être toxicologue. Il fallait simplement consulter le site internet de la clinique à Vienne où le diagnostic d'empoisonnement avait été annoncé, dans une conférence de presse organisée par un médecin ukrainien qui y louait un cabinet. Sur le site, la direction de la clinique démentait formellement le diagnostic d'empoisonnement, car la clinique n'avait tout simplement pas les capacités techniques pour le tester.
Aucun journaliste n'a voulu interroger le directeur de la clinique, comme je l'ai fait par téléphone. Il m'a affirmé avoir reçu des menaces de mort pour avoir mis le diagnostic d'empoisonnement en question. Mais personne ne s'est intéressé à son sort, tellement la théorie d'un empoisonnement téléguidé par Moscou était passionnante.
Il en est de même avec les accusations entourant l'affaire de la mort d'un autre agent double : Alexandre Litvinenko. Les services secrets britanniques, son employeur, pensent qu'il a été assassiné par ses anciens collègues russes. Après une campagne de propagande qui a duré dix ans, ils ont réussi à convaincre un juge de leur théorie. Dans son rapport publié en 2016 (Litvinenko est mort en 2006), le juge a conclu que le président Poutine avait commandité l'assassinat. Ce faisant, il a brutalement violé le cadre légal de son enquête. Une enquête judiciaire de ce type se fait selon l'Acte sur les Enquêtes de 2005 dont l'Article 2, intitulé «Pas de détermination de culpabilité», stipule qu'«Une commission d'enquête de doit pas se prononcer, et n'a aucun pouvoir à déterminer, la responsabilité criminelle ou civile de qui que ce soit.»
La conclusion de la culpabilité de Poutine dans la mort de Litvinenko, qui alimente la conviction qu'il en de même avec Skripal car dans les deux cas il s'agirait d'un poison que seuls les Russes peuvent fabriquer, était basé sur des informations secrètes communiquées au juge par les services secrets britanniques. Il est à noter que celles-ci ont été gardées confidentielles (voir le rapport, page 181) sur l'ordre du Ministre de l'Intérieur... qui, à l'époque n'était personne d'autre que madame Theresa May.
Le jugement des hommes peut donc être sérieusement obscurci par la pensée unique. La pression de groupe et très forte, comme le démontre la dénonciation par certains députés travaillistes de leur dirigeant, Jeremy Corbyn, pour avoir semé le doute sur les affirmation de madame May.
Mais les interrogations posées par Corbyn deviennent urgentes dès lors que l'on commence à consulter les experts. L'ancien ambassadeur britannique en Ouzbékistan, Craig Murray, vient de publier quelques textes par des scientifiques spécialisés dans les armes chimiques. Leurs textes, tous antérieurs à l'affaire Skripal, mettent en doute l'existence même de ces «novitchoks» dont tout le monde est désormais convaincu qu'ils peuvent servir d'armes.
En 2016, par exemple, Robin Black, un patron de Porton Down, la grande installation militaire britannique spécialisée dans les armes chimiques, et qui est située à 20 minutes de la ville de Salisbury où l'ancien agent double Skripal a été retrouvé inconscient dans un parc, a déclaré en 2016 qu'aucune information indépendante n'existait pour confirmer les affirmations de la seule source, un scientifique russe transfuge, selon lesquelles les Russes auraient développé ces novitchoks. De même, l'Organisation pour l'interdiction des armes chimiques à La Haye a publié, en 2013, un rapport qui a conclu que leur existence n'est pas démontrée. (Voir le rapport ici, page 3, paragraphe 8.)
Finalement, le scientifique russe transfuge lui-même, Vil Mirzayanov, a écrit en 1995 que ces armes pouvaient être fabriquées dans n'importe quelle installation chimique, et que l'installation militaire où l'Union soviétique les aurait développées se trouvait en Ouzbékistan. Or, l'Ouzbékistan n'est pas sous le contrôle de Moscou depuis la dissolution de l'Union soviétique en 1991; les Américains, par contre, avaient une base militaire en Ouzbékistan jusqu'en 2005.
Rien ne nous permet donc, de confirmer, comme l'a fait madame Theresa May avec virulence, la culpabilité russe, même dans le cas où Skripal aurait été empoisonné par des «novitchoks». Madame Theresa May est un digne héritier de la Reine de Coeur dans Alice au Pays des Merveilles qui hurle : «La condamnation d'abord, la délibération ensuite!»
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