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Karine Bechet-Golovko, docteur en droit public, professeur invité à la faculté de droit de l'Université d'Etat de Moscou (Lomonossov), animatrice du site d'analyse politique Russie Politics.

Affaire de la Crimée : quand la CEDH se venge de la sortie de la Russie du Conseil de l’Europe

Affaire de la Crimée : quand la CEDH se venge de la sortie de la Russie du Conseil de l’Europe Source: AFP
Réunion du Conseil de l'Europe, mai 2024.
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Les institutions dites de justice internationale condamnent la Russie pour ne pas respecter l'«ordre public» supérieur, global et atlantiste. Cela illustre le combat des visions idéologiques, celui de deux mondes, l’un de pays souverains, l’autre de territoires et de peuples soumis à un impératif extérieur. Par Karine Bechet-Golovko.

Cela fait deux ans que la Russie est sortie du Conseil de l’Europe, mais lui manifestement, comme un époux vexé par un divorce imposé, ne peut couper les ponts. Sans participation de la Russie, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) vient de prendre une décision «ukrainienne», condamnant la Russie au sujet de violations de droits en Crimée, décision rageuse, émotive, bien loin de ce que l’on est en droit d’attendre d’une institution qui se prétend juridictionnelle, même internationale.

En 2014 et 2015, l’Ukraine dépose deux requêtes interétatiques devant la CEDH pour violation par la Russie de différents droits contenus dans la Convention européenne, notamment en ce qui concernerait des enlèvements de personnes, la fermeture des médias ukrainiens, le déplacement de prisonniers vers d’autres régions russes, la répression de l’opposition, la maltraitance des Tatars de Crimée, etc. Bref, en reprenant la Crimée, la Russie se conduirait comme un monstrueux occupant, martyrisant la population, qui s’est levée contre le Maidan ukrainien et désormais vie en paix – en tout cas, tant que l’armée atlantico-ukrainienne ne tire pas des missiles américains sur les plages et les estivants. En 2018, les deux requêtes furent regroupées en une seule affaire, qui a suivi son chemin, très lent, devant la CEDH.

Pendant de longues années, tout se passait assez bien pour la CEDH. La Russie était une cible de choix et la jurisprence européenne était un instrument de soft power globaliste idéal, afin de faire pression pour protéger les instruments formés et financés à la combattre (Khodorkovsky, Navalny, etc.), pour lutter contre les valeurs traditionnelles et protéger ceux qui, justement, les combattent en Russie (les Pussy Riot par exemple), pour implanter en Russie la normalisation de l’immigration et le floutage de la ligne juridique entre immigration légale et illégale, sans parler de la surveillance judiciaire ou électorale.

Mais la radicalisation de la situation internationale et en conséquence le parti-pris de plus en plus ouvert de cette institution ont conduit la Russie à en sortir, après qu’elle fut privée de ses droits suite au lancement de l’opération militaire, après huit années de patience indéfectible. Ainsi, selon la législation russe, la Russie dénonce son appartenance au Conseil de l’Europe et toutes les conventions, qui impliquent d’en être membre, notamment la Convention européenne des droits de l’homme, qui cesse d’avoir effet à l’égard de la Russie à compter du 16 mars 2022. En toute logique, la Russie décide donc de ne plus exécuter les décisions de la CEDH, qui entrent en force jugée après le 15 mars 2022.

Divorce à l'ukrainienne

Ainsi, dès 2022, la Russie ne participe plus à la procédure dans l’affaire de la Crimée, débutée en 2014 et 2015. Puisqu’elle est sortie du Conseil de l’Europe, c’est logique. En retour, l’on devrait attendre de la CEDH qu’elle mette un terme aux affaires en cours, puisque la Russie ne reconnaît plus sa compétence. Pourtant, tel n’est pas le cas. Dès lors se pose très sérieusement la question de la compétence de cette institution.

La Russie a déterminé la date de sortie au 15 mars 2022, le Conseil de l’Europe au 16 septembre 2022, oubliant manifestement la notion de souveraineté des États et surtout voulant gagner du temps pour engager certaines affaires. Dans tous les cas, la sortie est actée, donc il n’y a plus de juges russes au sein de la CEDH, alors que l’affaire de Crimée est pendante. Ce qui met cette institution dans une impasse : on ne peut décemment juger dans ces conditions violant ouvertement le principe du contradictoire. Or, la Russie étant sortie elle ne sera pas représentée, mais elle doit être représentée. Du coup, afin de garder l’illusion de la participation de la Russie, le président de la Grande Chambre nomme lui-même un juge ad hoc au nom de la Russie, non russe. Ce qui est, somme toute, beaucoup plus commode et la parodie de justice peut continuer.

Seulement, la Russie ne participe plus. Et lors de l’audience du 13 décembre 2023 son absence est remarquée : la mise en scène pèche par manque d’acteurs. Il faut bien trouver une argutie pour dépasser l’absence de la Russie à l’audience, puisque le spectacle doit continuer. Formellement, le principe du contradictoire, à la base des principes processuels, est violé par la CEDH, qui ne continue la pièce qu’avec l’Ukraine. Les juges européens déclarent donc, sans ciller, que même si la Russie n’est pas représentée physiquement, elle peut toujours envoyer ses arguments sur le site de la Cour : puisqu’il est sécurisé, où est le problème ? Manifestement, les juges européens n’arrivent pas à digérer le départ de la Russie, leur meilleur ennemi. Ils s’accrochent à elle de toutes leurs forces, jusqu’à l’absurde. Et ils le déclarent ouvertement : le fait d’avoir dénoncé, plus d’un an de cela, les conventions européennes n’est pas un motif suffisant pour légitimer l’absence de la Russie à l’audience : «Bien que formellement informé de la date de l’audience, le gouvernement défendeur n’a pas communiqué à la Cour les noms de ses représentants avant l’audience et n’a pas participé à celle-ci. Faute pour le gouvernement défendeur d’avoir avancé des raisons suffisantes à l’appui de sa non-comparution, la Grande Chambre a décidé de tenir l’audience, cela lui ayant paru compatible avec une bonne administration de la justice (article 65 du règlement).» (sic !).

La situation est purement ubuesque : depuis quand, un État qui est sorti d’une instance internationale, est-il tenu de continuer à participer à ses audiences ?

La CEDH, ayant fini par croire au mythe de la globalisation a oublié qu’elle était une instance internationale, donc que sa compétence dépendait directement des mécanismes juridiques de reconnaissance et de l’acceptation de sa juridiction par les États. Or, non seulement, la CEDH continue l’examen des affaires en cours, sans la Russie, mais elle en accepte de nouvelles dès que les faits incriminés sont commis avant le 15 mars 2022. Or, il ne s’agit pas d’une juridiction nationale pour appliquer ce critère, son existence juridique à l’égard des pays est conditionnée par d’autres impératifs, spécifiques à sa condition – précaire. À partir du moment où un État quitte le Conseil de l’Europe et sort de la Convention européenne des droits de l’homme, qui pose son existence dans ce système, elle perd sa compétence à l’égard de cet État et peu importe la date à laquelle les faits ont été commis.

Ainsi, bafouant le principe du contradictoire, la décision sur l’affaire UKRAINE c. RUSSIE (CRIMÉE) (Requêtes n° 20958/14 et 38334/18) ressemble plus à une basse vengeance, qu’à un acte de justice. Pour avoir osé, non seulement sortir des griffes du Conseil de l’Europe, mais en plus ouvertement ignorer tous les ultimatums lui imposant de participer envers et contre tout à cette comédie politique pour la légitimer, la décision rendue prend la forme d’un réquisitoire vindicatif, que pourrait poster Zelensky sur son canal Telegram.

La fin d'un système de justice internationale mythique

Nous assistons à la disparition du mythique système de justice internationale issu de la Seconde Guerre mondiale. Mythique, car aucune justice ne peut être indépendante d’un centre de pouvoir. La justice nationale est dépendante du pouvoir étatique, qui la légitime. Si la justice peut être, dans une certaine mesure, indépendante de la politique, elle ne peut être indépendante de l’idéologie – elle la garantit. Comme cette décision de la CEDH, qui cautionne le discours atlantiste sur la guerre conduite en Ukraine, la CPI, dont la Russie non plus ne reconnaît pas la compétence, continue à émettre des mandats d’arrêt contre des responsables russes. Il s’agit cette fois-ci de l’ancien ministre de la Défense Choïgou et le chef de l’état-major Guérassimov.

La logique de ces institutions est de garantir un ordre public spécifique, qui n’est pas l’ordre public national, mais supra-national et non «inter-national». Les institutions européennes le déclaraient par ailleurs ouvertement très tôt, parlant de la défense d’un «ordre public européen» dans le cadre des recours interétatiques : «L’ancienne Commission européenne des droits de l’homme dans une des premières affaires interétatiques avait souligné qu’"un État contractant, lorsqu’il saisit la Commission ne doit pas être considéré comme agissant pour faire respecter ses droits propres, mais plutôt comme soumettant à la Commission une question qui touche à l’ordre public de l’Europe"».

Ces institutions dites de justice internationale condamnent la Russie pour ne pas respecter cet «ordre public» supérieur, global et atlantiste. Elles condamnent la Russie pour imposer son ordre juridique, un ordre juridique national, donc a priori incompatible avec les dogmes défendus par ces institutions. Cela illustre parfaitement le combat des visions idéologiques, qui se déroule aujourd’hui, celui de deux mondes, l’un de pays souverains, l’autre de territoires et de peuples soumis à un impératif extérieur.

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