Le combat qui se déroule en Géorgie autour de la loi sur les agents étrangers est existentiel pour les deux parties. Une vague de transparence financière serait fatale pour la gouvernance globalisée, qui agit toujours dans l’ombre, à travers des fondations, des associations et le financement de médias. Par Karine Bechet-Golovko.
Malgré une ingérence rappelant les heures de gloire du Maïdan ukrainien, le Comité juridique du Parlement géorgien vient, ce 27 mai, de donner son feu vert pour le dépassement du veto présidentiel et ainsi donner vie à la loi sur les agents étrangers. Toutes les chancelleries atlantistes prévoient déjà que si cette «tragédie» se réalise, alors les Sept Plaies de Washington ne manqueront pas de s’abattre sur Tbilissi.
La loi sur les agents étrangers, que le Parlement géorgien a adopté, n’est pas un texte exceptionnel sur le fond. En ne prévoyant qu’une obligation de déclaration pour les ONG et les médias financés de l’étranger à au moins 20%, il est bien loin de son grand frère américain, qui lui prévoit des mesures de coercition et une possible responsabilité pénale, comme nous l’avions développé antérieurement.
Qu’à cela ne tienne, la Géorgie ne semble pas être «en droit» d’imposer une transparence financière concernant les instruments de formatage de l’opinion publique que sont les médias et les ONG. Ainsi, la présidente géorgienne, dénigrant la volonté des représentants élus du peuple, a opposé le 18 mai un veto à la loi dite sur la transparence de l’influence étrangère. Aujourd’hui 27 mai, le Comité juridique du Parlement s’est réuni et a décidé de la réunion du Parlement en Assemblée plénière pour le 28 mai, afin de voter le dépassement de ce veto et ainsi rendre la loi valide.
Pendant les trois heures de la réunion du Comité, les députés de la majorité ont tenté de comprendre auprès de Mskhiladze, représentant de la présidente, en quoi cette loi était mauvaise. Mskhiladze n’a pu qu’affirmer qu’elle était un obstacle à l’intégration de la Géorgie dans l’UE et qu’elle limitait le droit constitutionnel de réunion et de liberté des médias, mais n’a pu expliquer... justement en quoi. En quoi l’obligation de transparence financière, qui est par ailleurs imposée par les organismes internationaux aux États et présentée comme un instrument de renforcement de l’état de droit et de lutte contre la corruption, est ici inconstitutionnelle et bloque le cours européen de la Géorgie ?
Un combat existentiel pour la Géorgie
Le combat, qui se déroule en Géorgie est effectivement existentiel, et ce pour les deux parties. Si l’Occident laisse la Géorgie faire, elle ouvre la boîte de Pandore, car elle peut donner espoir à d’autres peuples. Rappelons qu’un projet identique était en discussion en Slovaquie avant l’attentat contre le Premier ministre. Une vague de transparence financière serait fatale pour la gouvernance globalisée, qui agit toujours dans l’ombre, justement à travers les fondations, associations, financement des médias, etc. L’ombre lui permet de préserver l’illusion. L’illusion d’une gouvernance nationale. Ce schéma permet de découpler la décision de la responsabilité, protège le décideur et met en avant l’exécuteur.
Le Premier ministre géorgien avait d’ailleurs déclaré avoir reçu des menaces à peine voilées d’un commissaire européen : «Vous avez vu ce qui est arrivé à Fico, faites très attention.» Les États-Unis ont également menacé de sanctions, une fois n’est pas coutume, les députés votant la loi. Ils seraient eux et leur famille privés de visas. En effet, à quoi servirait de les laisser voyager aux États-Unis, s’ils ne font pas allégeance au maître ? Sans parler de la coopération suspendue alors sine die, qui en réalité n’est là que pour permettre la mise en place d’une politique atlantiste et non pas le développement d’une politique nationale.
En plus d’une pression directe sur les dirigeants, la rue est utilisée pour compenser, voire nullifier, les institutions politiques. Ainsi, de nombreuses manifestations sont organisées, dans lesquelles on voit toutes sortes d’énormes drapeaux, européens, américains ou ukrainiens, portés bien fièrement par des manifestants. Y prennent même part des représentants de certaines chancelleries, comme les ministres des Affaires étrangères d’Islande, d’Estonie ou de Lituanie. Imaginez la réaction internationale, si le ministre russe des Affaires étrangères, ou même simplement l’ambassadeur de Russie dans ce pays, allait participer à une manifestation anti-gouvernementale en Occident ?
Choisir entre souveraineté nationale et soumission
Blinken a résumé la situation en affirmant que les mois à venir seraient cruciaux pour l’avenir de la Géorgie. Et en effet, la Géorgie se trouve à un carrefour de son histoire. Soit elle reprend sa souveraineté en main, va pouvoir décider de sa politique et alors elle peut donner l’exemple à d’autres pays, en montrant qu’il existe une autre voie que celle de la soumission et de la prostitution des élites politiques nationales. Soit elle cède et entre dans cette voie européenne, où il ne sera plus question de transparence du financement étranger, puisque les rênes de la gouvernance auront été données aux structures étrangères. C’est ce que les États-Unis appellent «une réussite historique». La réussite des uns est la défaite des autres dans un combat.
L’inquiétude frise l’hystérie. La ministre des Affaires étrangères allemande n’a pas peur d’en rajouter dans le pathos et déclare, sans ironie ni note d’humour, que la décision du Parlement géorgien de «bloquer le rêve européen» de la Géorgie lui fait «atrocement mal». Manifestement, le Parlement géorgien... n’est pas la Géorgie, dès que les députés ne prennent pas les «bonnes» décisions. Cela dénigre également la majorité des électeurs géorgiens, qui ont justement voté pour ces députés. C’est une certaine conception de la démocratie...
L’Europe, paradis de l’opacité et donc de la corruption ?
Toutes ces déclarations sont purement émotionnelles et veulent faire réagir les gens uniquement sur le plan émotionnel, les empêcher de réfléchir. Toute approche rationnelle dessert les élites globalistes. Encore une fois, personne n’a pu expliquer en quoi la transparence financière était devenue un obstacle à l’intégration européenne. L’Europe est-elle officiellement devenue le paradis de l’opacité et donc de la corruption ?
L’ampleur de la pression qui se déverse sur ce pays est aussi un signe de faiblesse de cette gouvernance globalisée. Elle n’arrive plus à séduire, elle doit contraindre. Mais peut-on gouverner longtemps ainsi ? C’est à en douter. Ou alors il faut détruire les institutions nationales et réduire le peuple à l’esclavage, comme ce fut le cas en Ukraine. Même en Arménie, malgré les trahisons de Pachinian, les populations n’arrivent pas à se résoudre à la disparition du Haut-Karabagh et à la transmission des villages frontaliers arméniens à l’Azerbaïdjan sur ordre atlantiste.
C’est bien la question du pouvoir sur l’espace post-soviétique, qui se joue actuellement. L’Arménie a cédé, la Moldavie aussi. Mais dans ces pays se constituent des groupes de résistance populaire et des forces politiques alternatives, en fait nationales, qui ne peuvent laisser gommer leur histoire au nom d’une globalisation dévorante. L’exemple ukrainien fait peur, il sert de leçon. En Géorgie, cet instinct de survie a pu se constituer en force politique gouvernante et il joue ces mois-ci l’avenir du pays. Pourra-t-il résister et éviter soit la capitulation politique soit l’organisation d’un Maïdan anéantissant le pays ? David contre Goliath.