Nationalisations ? Face au déclin industriel et à la crise sanitaire, l'Etat français au pied du mur

Nationalisations ? Face au déclin industriel et à la crise sanitaire, l'Etat français au pied du mur© Aris Oikonomou Source: AFP
Emmanuel Macron à Bruxelles, le 20 février (image d'illustration).
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En pleine crise sanitaire, Emmanuel Macron a assuré aux Français que tout serait mis en œuvre pour protéger les salariés et les entreprises. Evoquées par le gouvernement, les nationalisations sont-elles inévitables ?

Alors que la crise sanitaire fait rage, des chancelleries européennes – dont la France et l'Italie – ont récemment fait savoir qu'elles ne s'interdiraient pas de recourir à des nationalisations avec pour objectif : protéger certaines entreprises face aux conséquences de l'actuelle pandémie. Un scénario qui s'inscrit à rebours du concept d'une «une économie de marché ouverte» prônée dans les traités européens qui ont imposé, au fil du temps, la libéralisation des télécoms, de l’électricité ou encore du rail...

«Nationalisations» : qu'attendre de l'Etat ?

«Tout sera mis en œuvre pour protéger nos salariés et pour protéger nos entreprises, quoi qu'il en coûte», avait ainsi déclaré le 12 mars Emmanuel Macron, au cours de son allocution filmée depuis le palais de l’Elysée. Cinq jours plus tard, le ministre de l'Economie et des Finances, Bruno Le Maire, s'était alors déclaré prêt recourir à «tous les moyens», y compris la nationalisation pour «protéger» les entreprises françaises menacées.

Il convient de contextualiser l'annonce d'un tel sursaut du gouvernement au regard du déclin industriel de la France, face auquel nombre d'observateurs ont souvent reproché à l'Etat un engagement insuffisant. Sambre et Meuse, Whirlpool ou encore GoodYear, autant d'épisodes tragiques qui resteront en travers de la gorge des salariés laissés sur le carreau après la fermeture de leur usine. En 2016, à l'aube de sa campagne présidentielle, alors qu'il venait de quitter ses fonctions au ministère de l'Economie et de l'Industrie, Emmanuel Macron allait jusqu'à déclarer, au sujet du premier des trois exemples susmentionnés : «C'est un échec, j'y ai ma part.»

Plus récemment, on se souvient également de la fermeture de l'usine d'hydroliennes à Cherbourg (Manche) pour laquelle Hervé Morin, président de la Région Normandie, avait estimé en juillet 2018 qu'Emmanuel Macron était «le responsable final» de la triste affaire. Du reste, parmi les échecs de l'Etat à préserver son industrie dans des secteurs stratégiques, l'exemple le plus notable ayant directement impliqué l'actuel président de la République, reste l'affaire Alstom, qui connaît encore des rebondissements...

Les fermetures successives d'usines sur le territoire français ont-elles démontré l'impuissance d'un Etat contraint aux traditionnelles exigences libérales de l'exécutif européen ? De fait, dans le cadre des recommandations annuelles de la Commission européenne adressées aux pays membres de l'UE, ces derniers sont constamment appelés à réduire leurs dépenses publiques.

Mais la crise sanitaire que nous traversons a visiblement bouleversé de telles exigences, amenant notamment la Commission européenne à annoncer, le 20 mars, une suspension inédite des règles de discipline budgétaire. Un véritable coup de tonnerre qui frappe de plein fouet les principes idéologiques de l'UE en matière d'économie.

Déclin industriel et crise sanitaire 

A situation inédite, mesures inédites ? «Dans une situation que le gouvernement a justement qualifiée d’état d’urgence sanitaire, toutes les capacités de production nécessaires, voire simplement utiles, devraient être soit réquisitionnées (sans toucher à la structure de propriété), soit nationalisées. C’est une évidence, et c’est ce que l’on fait dans ce type de situation. Qu’il s’agisse d’une nationalisation ou d’une réquisition, ordre devrait être donné de rouvrir l’usine, sous administration de l’Etat, dans le cadre de la satisfaction de commandes d’Etat», explique Jacques Sapir, directeur d'études à l'école des Hautes études en sciences sociales (EHESS).

«Cette idée de nationaliser, en des temps exceptionnels, certaines entreprises, se comprend parfaitement. C’est d’ailleurs ce que l’on aurait dû faire avec les banques en 2008. L’essentiel est ici de maintenir en vie des capacités des productions ou des services nécessaires», confie par ailleurs l'économiste au sujet des récentes annonces du gouvernement en termes de nationalisations.

Le 20 mars, un appel en faveur de la «nationalisation définitive» de l'usine Luxfer Gerzat (dans le Puy-de-Dôme), a été lancé à travers une pétition mise en ligne dans le contexte de la crise sanitaire actuelle. Et de fait, l'usine de Gerzat, dont la fermeture avait été annoncée fin 2018, fabriquait «220 000 bouteilles par an, dont la moitié pour l'oxygène médical, 40% pour équiper les pompiers et 10% pour l'industrie», selon la CGT citée par l'AFP. «L'usine de Luxfer Gerzat est l'unique producteur européen de bouteilles d'oxygène médical. Pourtant il y a un an, la direction de Luxfer a décidé de fermer définitivement l'usine et de licencier tous les effectifs malgré des bénéfices en augmentation de 55%», peut-on lire dans le communiqué accompagnant la pétition. 

«La direction du groupe Luxfer a tenté par 3 fois de détruire l'outil industriel pour empêcher tout redémarrage et ce sont les ex-salariés qui ont empêché cette destruction. C'est pourquoi les ex-salariés de Luxfer demandent la nationalisation définitive de cette usine pour un redémarrage immédiat», précise encore le texte.

Récoltant près de 15 000 signatures à l'heure où nous écrivons ces lignes, la pétition a reçu le soutien de plusieurs personnalités politiques. 

«Depuis le début, je demande : "Est-ce que, oui ou non, vous allez nationaliser cette entreprise ?", car les travailleurs sont prêts à y retourner maintenant-même et à travailler», a par exemple déclaré Jean-Luc Mélenchon ce 24 mars sur France 2. «Luxfer (bouteilles d'oxygène), Famar (chloroquine): ces deux entreprises françaises sont en grande difficulté. Renouer avec l'Etat-stratège et la souveraineté sanitaire, c'est maintenant : que l'Etat nationalise et relance ces deux fabricants», a pour sa part écrit Marine Le Pen sur Twitter.

Un engagement étatique accru dans l'économie est-il souhaitable ?

Interrogé sur la marge de manœuvre économique dont dispose l'Etat français dans le cadre des traités européens, Jacques Sapir déplore le fait que la Commission européenne ne conçoive la politique industrielle «que par le prisme de la concurrence». «[Elle] devrait avoir le bon sens de déclarer, comme elle l’a fait à propos des règles budgétaires, que les règles habituelles sont suspendues jusqu’à nouvel ordre», commente l'universitaire. «Il existe, pour chaque pays, des branches et des entreprises qui sont vitales dans le cadre d’une planification par temps de crise. Pour ces branches et ces entreprises, le bon sens voudrait que les règles habituelles ne s’appliquent pas, même hors des situations d’urgence», explique-t-il de surcroît.

Le carcan européen a usurpé la souveraineté, tué la croissance et vidé de sa substance le peu de démocratie qui nous restait

«Je ne vois que des avantages à ce qu'on réhabilite [les nationalisations] aujourd'hui, car le modèle néolibéral s'effondre sous nos yeux», commente pour sa part l'ancien haut fonctionnaire Bruno Guigue, aujourd'hui chercheur en philosophie politique. «Le carcan européen a usurpé la souveraineté, tué la croissance et vidé de sa substance le peu de démocratie qui nous restait», poursuit-il, estimant nécessaire de se saisir de la crise actuelle «pour reprendre l'initiative en s'affranchissant des dogmes qui nous étouffent». «L'Etat doit retrouver ses prérogatives dans tous les domaines et dicter la loi aux intérêts privés au lieu de se soumettre à la logique mortifère qu'implique leur domination», estime-t-il encore.

Quant à l'évolution incertaine de la crise actuelle, l'économiste Jacques Sapir est pour sa part catégorique : «Dans tous les cas, nationalisations et réquisitions, le fonctionnement des marchés financiers devrait être suspendu tant que durera cet état d’urgence sanitaire».

Fabien Rives

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