20 ans après la mise en circulation de l'euro, Jacques Sapir dresse le bilan économique peu reluisant de la monnaie unique. Pour l'économiste, le choix de rester dans la zone euro est avant tout politique.
Le 1er janvier 2002, il y a 20 ans de cela, nous faisions connaissance avec les premiers billets en euro. Ce dernier existait déjà depuis 1999 en réalité. Les comptes bancaires étaient déjà comptabilisés en euro et les parités des monnaies des pays de la zone euro étaient bloquées, afin de respecter leur valeur en euro. Mais c’est bien la date de 2002 qui est symboliquement restée dans les mémoires.
Des promesses non tenues
Bien des promesses entouraient la nouvelle monnaie. On annonçait l’unification des marchés. Il n’en fut rien. Même pour les actifs financiers, les écarts de taux d’intérêts entre les pays membres sont restés substantiels.
Des dirigeants européens, Jacques Delors et Romano Prodi, avaient affirmé à l’époque que l’euro allait favoriser la croissance européenne. Certains avaient même prétendu que la monnaie unique devait engendrer, de par sa seule existence, un taux de croissance plus élevé de 1 % à 1,5 %. En fait, la croissance fut constamment plus faible dans la zone euro que dans les autres pays développés. Les écarts furent importants par rapport aux pays européens qui sont restés hors de la zone euro, comme la Norvège, la Suède et la Suisse ou le Royaume-Uni.
Ce fut aussi le cas pour la France. Le statistiques de l’INSEE montrent bien le freinage important de la croissance, et ce dès avant la crise de 2008-2009. Ce freinage a été fort bien décrit dans l’ouvrage collectif publié par Biböw et Terzi en 2007 [1]. Les données disponibles montrent que la crise de 2008-2009 a de plus cassé la croissance, et que les politiques mises en œuvre à partir de cette crise ont eu un effet très délétère sur l’économie. Les pertes en richesse furent importantes. Si l’on calcule le PIB sans l’effet de l’euro, ce dernier était en 2017 plus élevé de 12,5% que le PIB «réel» obtenu avec l’euro. On constate aussi que l’écart s’est accru progressivement à partir de 2003 et qu’il avait atteint, en sommes cumulées, 2025 milliards d’euros en 2017, soit environ 94% de la valeur du PIB réel pour cette année. L’euro nous aurait donc, sur 20 ans, fait perdre l’équivalent d’une pleine année de PIB. Ce n’est hélas pas tout.
L'euro, le chômage de masse et la balance commerciale
L’euro a eu des conséquences funestes sur l’emploi. D’abord, lors de la période dite de «convergence» où la France, pour se «qualifier» pour l’euro, a dû mettre en place des politiques restrictives dont l’impact sur l’emploi a été dramatique.
Ensuite, si la France était restée hors de l’euro et avait connu une plus forte croissance, le nombre de chômeurs serait passé de plus de 5 millions à 1,5 millions, autrement dit une réduction de 70% ! Bien entendu, ce calcul est théorique et ne tient pas compte des problèmes de formation professionnelle. Mais l’on peut penser que le nombre des «chômeurs» tel qu’estimé à travers les catégories A+B+D de Pôle Emploi se serait stabilisé autour de 1,8/2,0 millions et non de 5 millions comme aujourd’hui.
Sur le commerce extérieur, les conséquences de l’euro ont été calamiteuses. Les études du FMI [2] le montrent bien. L’écart potentiel avec l’Allemagne apparaît bien dans ces études. L’économie française souffre d’une surévaluation liée à l’existence de l’euro que l’on peut estimer entre 26% et 43% avec l’Allemagne. Cela est dû à la fois à la surévaluation générale impliquée par l’existence de l’euro, mais aussi à la sous-évaluation qu’entraîne l’euro spécifiquement pour l’Allemagne. On voit que le montant de l’écart est tel qu’il ne peut être combattu par des changements dans la structure de la fiscalité (et de la parafiscalité) en France, car ces changements jouent au maximum sur 5% à 10% du coût. Ce décalage explique, dans une très large mesure, l’ampleur actuelle du déficit commercial de la France, alors que le pays était à l’équilibre, voire en léger excédent, au début des années 2000.
L’euro peut-il évoluer ?
L’euro a été en crise, de fait, dès sa naissance. Mais les évolutions actuelles, du fait de la pandémie de la Covid-19, sont-elles de nature à changer cette situation ?
La Banque centrale européenne a mis sur pied un programme spécial de rachat des dettes publiques, le PEPP (Pandemy Emergency Purchasing Program). Les rachats de titres auxquels l’Eurosystème, soit le réseau des Banques centrales des pays de la zone euro, s’est livré dans le cadre de la lutte contre la crise sanitaire, soit 1 063 milliards d’euros en un an, portant ainsi les avoirs à 3 695 milliards d’euros contre 2 632 milliards en 2019 soit un accroissement de 40%, et en particulier les rachats au titre du PEPP pour un montant de 754 milliards, ont été techniquement faits par les Banques centrales de chaque pays, sous mandat de la BCE. Est-il imaginable que cette forme de décentralisation de la politique monétaire soit consolidée, voire approfondie ?
De fait, la BCE ne peut soutenir les politiques économiques générales de l'Union que si cela ne porte pas atteinte ou n'entre pas en conflit avec l'objectif de stabilité des prix. La BCE est supposée se cantonner aux soutiens des politiques et n’a pas la compétence d'élaborer une politique de manière autonome dans le domaine de la politique économique [3]. Enfin, le soutien de la BCE aux politiques économiques générales de l'Union ne peut être accordé que conformément à ses missions fondamentales [4]. Les possibilités d’évolution apparaissent ainsi comme des plus limitées.
Le choix de rester dans l’euro est un choix essentiellement politique, qui sous-tend un objectif implicite, jamais présenté aux Français, de dissolution de la Nation dans un cadre fédéral. Il est plus que temps de remettre en cause ce choix et de forcer le gouvernement à un débat honnête sur cette question, au nom de laquelle il sacrifie aujourd’hui la vie et le futur de millions de gens.
Notes
[1] Bibow J. et A. Terzi (dir.), Euroland and the World Economy: Global Player or Global Drag?, New York (N. Y.), Palgrave Macmillan, 2007
[2] Voir http://www.imf.org/en/Publications/Policy-Papers/Issues/2017/07/27/2017-external-sector-report et http://www.imf.org/en/Publications/Policy-Papers/Issues/2016/12/31/2016-External-Sector-Report-PP5057
[3] Ioannidis M., Hlásková Murphy S.J., Zilioli C., « The mandate of the ECB : Legal considerations in the ECB’s monetary policy strategy review », Occasional Paper Series, n° 276, septembre 2021, Frankfurt am Main, European Central Bank, 2021, p. 17.
[4] Article 127, paragraphe 2, TFUE et article 3 des statuts du SEBC et de la BCE.