Dans le cadre du projet Système de combat aérien du futur, Berlin espère accéder à des technologies développées par Dassault Aviation. Mais coopération européenne ne doit pas rimer avec souveraineté en péril, met en garde Philippe Migault.
Une dépêche d’Ems nouvelle mouture : Si l’Allemagne avait voulu provoquer une rupture avec la France afin de mettre fin au programme SCAF Système de combat aérien du futur, elle n’aurait pas pu mieux s’y prendre.
En 1870, Bismarck instrumentalisa une audience entre le Roi de Prusse Guillaume 1er et l’ambassadeur de France, prétendant que l’entrevue avait été humiliante pour ce dernier, afin de dresser le coq gaulois sur ses ergots et de le pousser à la guerre. Sûr de lui, le Chancelier de fer savait qu’à la vue du chiffon rouge le Second Empire, aveuglé par ses victoires à la Pyrrhus d’Italie et de Crimée, foncerait tête baissée avec son armée obsolète vers la gueule des canons Krupp.
En demandant pour les industriels de la défense allemands le libre accès aux technologies développées par Dassault Aviation, le chef d’Etat-major de l’armée de l’air allemande, Ingo Gerhartz, vient de faire preuve du même culot et du même cynisme. Qu’espère-t-il en effet ? Que dans un souci de coopération européenne, auquel seuls les Français tiennent en matière de défense, nous allons donner accès à des savoir-faire dont dépendent notre souveraineté ? A une nation qui, de surcroît, commercialise à l’export un avion médiocre mais rival du Rafale, l’Eurofighter Typhoon ? Ou bien cette finesse toute germanique vise-t-elle à ce que la France siffle la fin de la récréation face à ce diktat et oppose à l’Allemagne un refus, permettant à celle-ci de sortir d’un projet auquel elle a essentiellement adhéré dans un souci d’affichage politique ? Les propos d’Ingo Gerhartz ne laissant guère d’autre alternative que la capitulation ou le bras de fer, on peut se poser la question.
En matière d’aéronautique de combat, l’Allemagne est une nation de second rang
Sauf que nous ne sommes plus en 1870. Angela Merkel a beau défendre l’idée d’un partenariat d’égal à égal dans le cadre du SCAF, elle n’est pas Bismarck. Berlin a de l’argent, soit. Mais du point de vue militaro-industriel, cette fois, ce sont les Allemands les nains et nous les géants.
Qu’apporte l’Allemagne dans la corbeille ?
Une expertise technique en matière de radars AESA aéroportés. Les Allemands ont lourdement investi en matière de R&T sur ce segment, obtenant de beaux résultats, tandis qu’ils produisent, via UMS-Ulm, les composants en arséniure de gallium assurant les performances des radars AESA RBE2 de Thales. Fort bien. Mais contrairement à Thales, engagé par ailleurs dans un joint-venture avec UMS-Ulm, ils n’ont jamais poussé leur expertise jusqu’à la conception et à la production d’un tel radar aéroporté. Sur l’Eurofighter, ce sont les actifs britanniques du groupe italien Leonardo qui sont maîtres d’œuvre et producteurs. Ce sont aussi les Britanniques qui ont la main haute sur la cellule, ses senseurs, le système d’autoprotection de l’appareil.
L’apport de l’Allemand MTU Aero Engines sur le réacteur EJ200 de l’Eurofighter n’est pas négligeable : La firme est en charge des compresseurs à haute pression et basse pression et du système de contrôle numérique de l’engin. Côté français Safran a développé, seul, le M-88 du Rafale.
Un nom résume l’excellence allemande en matière d’optronique : Zeiss. Or la firme, autrefois détenue par Airbus, appartient désormais à Hensoldt, entreprise détenue à 63,5% par un fonds d’investissement américain, Kohlberg Kravis Roberts & Co. On peut rêver meilleur partenaire pour un projet visant à maintenir l’autonomie stratégique de l’Europe.
Enfin si les industriels allemands ont développé et produit les commandes de vol électriques de l’Eurofighter, Dassault Aviation est l’un des pionniers de cette technologie et n’a nul besoin d’eux.
Bref, disposant d’une excellente supply chain capable de fournir d’excellents composants et sous-ensembles, l’Allemagne n’en est pas moins une nation de second rang en matière d’aéronautique de combat. N’ayant plus jamais conçu et produit seule le moindre chasseur ou bombardier depuis 1945, elle n’a pas les capacités nécessaires pour jouer le rôle de systémier-maître d’œuvre d’un tel programme, tout au plus d’intégrateur de technologies, sur le modèle du suédois Saab. Et encore.
Alors ? Faut-il plier devant Berlin parce que la France est sans le sou alors que l’Allemagne bat ses records d’excédent budgétaire ? On a déjà entendu la chanson dans les années 80 lorsque les Français ont fait cavalier seul sur le Rafale. Depuis, l’avion a démontré aussi bien au combat qu’à l’export qu’il faisait bien mieux que soutenir la comparaison face au consortium européen ayant développé l’Eurofighter. Et nous avons encore du temps devant nous avant de nous engager coûte que coûte dans un partenariat. Avec le Rafale F4, la montée en cadence programmée des chaînes de production pour les besoins de l’armée de l’air française à compter de 2022, les 114 appareils vendus à l’export et des prospects prometteurs, le Team Rafale a un plan de charge qui l’amène jusqu’en 2030. L’Allemagne, qui a commandé 38 Eurofighter supplémentaires pour la Luftwaffe en novembre dernier elle, peut, elle aussi attendre. Mais le Neuron, démonstrateur d’UCAV européen dont Dassault Aviation a conduit la conception et la production, réalise des essais dans le cadre du programme SCAF. Son homologue allemand, le Barracuda s’est crashé en Méditerranée en 2006 et n’a jamais refait surface depuis.
Les Français sont souvent taxés, à juste titre hélas, d’arrogance mais ils n’ont aucune raison d’affecter une quelconque fausse modestie en matière d’aéronautique. Quant aux Allemands, ils devraient se rappeler qu’orgueil et raideur mènent souvent droit dans le mur. Et, s’ils ne veulent pas rompre, en rabattre en conséquence.