Le Secrétaire d’État américain Antony Blinken vient de publier un article dans la revue Foreign Affairs d’une sincérité surprenante, où il reconnaît que les États-Unis se battent pour préserver le système qui garantit leur hégémonie. Principalement contre la Russie. Le reste n’est que florilège. Analyse de Karine Bechet-Golovko.
Nous entendons souvent les dirigeants atlantistes, que ce soit en Occident ou chez les nouveaux convaincus en Europe de l’Est, parler de l’importance de défendre « la démocratie » ou les « droits de l’homme », en appeler à la « communauté internationale » contre ceux qui violeraient cet ordre « international », devenu en fait global et utilisant les apparences de la démocratie pour se justifier.
En quelques lignes dans Foreign Affairs, le Sécrétaire d’État américain vient de faire voler en éclat cette illusion. Selon lui, les États-Unis ne se battent que pour une chose : défendre le système international qu’ils ont mis en place pour asseoir leur hégémonie et qui est mis en péril par un petit nombre de pays, principalement la Russie. Ils se battent ainsi contre la Russie non pas pour la défense de la « démocratie », encore moins pour l’Ukraine. Ils entraînent les pays atlantistes se battre sur le front ukrainien contre la Russie pour défendre leur hégémonie.
Et Blinken de le formuler ainsi : « Un petit nombre de pays – principalement la Russie, avec le partenariat de l’Iran et de la Corée du Nord, ainsi que la Chine – sont déterminés à modifier les principes fondamentaux du système international. Bien que leurs formes de gouvernance, leurs idéologies, leurs intérêts et leurs capacités diffèrent, ces puissances révisionnistes souhaitent toutes consolider leur régime autocratique sur leur propre territoire et affirmer leurs sphères d’influence à l’étranger. ».
Quel est le problème ? Blinken le déclare ouvertement : ces puissances veulent gouverner leur territoire.
Comment un État pourrait-il, à l’heure de la globalisation, avoir l’outrecuidance de vouloir gouverner son propre territoire national ? Quelle idée ! Quel anachronisme ! La globalisation a justement libéré de ce poids les élites nationales, devenues locales du point de vue du centre de pouvoir réel. Et nous nous devons de constater, qu’en général, elles en sont très heureuses : profiter de l’apparat du pouvoir, sans en avoir la charge, quel rêve – pour une marionnette.
En revanche, quel danger pour le centre de pouvoir, qui se revendique unique dans le cadre de la globalisation, s’il se trouve des élites locales, qui veulent redevenir nationales. Si plusieurs centres de gouvernance se consolident, c'en est fini de ce système global. Comme le précise Binken : « Et ils cherchent tous à éroder les fondements de la force des États-Unis : leur supériorité militaire et technologique, leur monnaie dominante et leur réseau inégalé d’alliances et de partenariats ». Tous ? La Russie.
La Russie remet ainsi en cause le système international, sur lequel repose la domination américaine. En revenant à une armée forte en hommes et en armes, en sortant petit à petit des réformes néolibérales des trente dernières années, elle redevient une puissance, donc un danger.
La Russie a initié le mouvement de retour aux monnaies nationales dans les échanges commerciaux internationaux, ce qui de facto remet en cause la domination du dollar et de tout ce que cela entraîne, notamment la compétence extraterritoriale des tribunaux américains.
La Russie restaure des mécanismes d’alliances inter-étatiques, en développant des accords bilatéraux. Par là-même, elle conduit les élites de ces pays à se redécouvrir nationales et non pas locales, elle provoque un dangereux réveil national.
Pour toutes ces raisons et pour bien d’autres encore, la Russie est le pays à abattre, l’ennemi N°1 des globalistes. Si ces élites ne sont pas géographiquement limitées, leur siège est bien aux États-Unis et elles lient le sort des États-Unis à leur propre modèle de gouvernance.
Et comme le martèle Blinken : « Les choix que feront les États-Unis au cours de la seconde moitié de cette décennie décisive détermineront si ce moment de mise à l’épreuve se révélera être une période de renouveau ou de régression, si Washington et ses alliés parviendront à surpasser les forces du révisionnisme ou à laisser leur vision définir le XXIe siècle. ».
Maintenant vous comprenez pourquoi ils ont besoin de cette guerre sur le front ukrainien contre la Russie. Pourquoi, de leur point de vue, c’est un combat à mort, une guerre existentielle. Seul un des deux protagonistes pourra en sortir non seulement vainqueur, mais politiquement vivant.
Il est toutefois surprenant de voir un article d’une telle sincérité. Cela montre tout d’abord, la faiblesse, voire la panique, qui s’installe dans le clan globaliste. Ils pensaient la Russie prête à tomber en 2022, ensuite ne la pensaient pas capable de se défendre. Ils ne comprennent toujours pas la société russe, ne comprennent pas que le peuple ne se révolte pas contre les élites, mais que, bien au contraire, un véritable mouvement patriotique réveille en profondeur la société russe.
Ainsi, le décalage des élites globalistes actuelles avec la réalité politique est devenu flagrant. De la sous-estimation de l’ennemi à l’incapacité de le comprendre, la baisse du niveau général des élites frappe de plein fouet ceux-là mêmes, qui depuis une cinquantaine d’années travaillent à l’évidement des élites en Europe, afin d’assurer leur supériorité.
Il est ensuite surprenant de voir une publication de cet acabit, puisqu’elle brise le voile de l’illusion, qui protège la gouvernance atlantiste. Une fois de plus, les élites américaines détruisent l’illusion du combat du bien pour le mal qu’ils conduiraient en Ukraine contre la Russie. Et au nom duquel les pays européens sont sommés de mettre en place une alliance militaire et d’alimenter le front. En réalité et en toute logique, les États-Unis ne font que défendre leurs intérêts et leur pouvoir. Et ce sont les Européens, désormais vassaux, qui doivent principalement en payer le prix.
N’est-il pas dangereux, pour ces mêmes élites globalistes, de briser l’illusion justifiant leur puissance ? Tout système de pouvoir repose sur le même fondement que les systèmes religieux – la croyance. La croyance en l’existence du Bien et du Mal, de cet élu qui conduit les peuples vers le Bien et est donc légitime à les entraîner à se battre contre le Mal. Parce qu’il est l’élu, parce que c’est le Mal et qu’il incarne le Bien.
Or, Blinken reconnaît froidement qu’il n’y a ni élu, ni mal. Il n’y a qu’un pays, qui veut à tout prix et surtout au prix des autres, défendre le système qui garantit sa puissance.
Les populations européennes devraient y réfléchir, puisque leurs élites, elles, trouvent la soumission très confortable. Il est vrai qu’en cas de conflit ouvert contre la Russie, ce ne sont pas elles, qui iront prendre les armes et mourir en terre russe pour défendre l’hégémonie américaine. Et comme l’a rappelé le vice-ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Riabkov, « la probabilité d'un affrontement armé entre la Russie et les États-Unis dépend des mesures ultérieures prises par Washington ». La patience de la Russie a aussi des limites.
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